Marginalia

La scène du bal (p. 71-72)

de : "Elle passe tout le jour des fiançailles [...]" à "[...] les voir danser ensemble sans se connaître"

                                                                                                                                           
           Si « la scène du bal » de La Princesse de Clèves tire son efficacité des « effets de scène » (Philippe Ortel) sur lesquels elle est construite par Mme de Lafayette, elle se détache néanmoins du modèle théâtral par un certain nombre d’aspects : le spectaculaire est comme estompé par un narrateur qui, tout en mettant en scène le paraître et le jeu croisé des regards (specto > regarder), cultive le flou, l’ellipse, l’accélération et le ralenti ; la première rencontre est largement filtrée par le jeu des points de vue ; le récit est particulièrement économe en termes d’indications scéniques. 

          Plus que le théâtre, c’est peut-être un autre modèle esthétique qui prédomine, celui de la danse, comme si Mme de Lafayette puisait dans les ressources de ce bal de fiançailles le rythme de sa narration. La scène elle-même constitue d’ailleurs une sorte de variation ironique de la première rencontre entre Monsieur de Clèves et Mlle de Chartres (p. 55) : cette dernière se déroule comme à huis clos, chez un joaillier, alors que celle de Mme de Clèves et de M. de Nemours est l’objet de tous les regards, se situe au centre de la foule courtisane ; dans le premier cas, les deux personnages ne s’identifient pas (« il ne pouvait comprendre qui était cette belle personne […] ») et sont obligés d’émettre des suppositions (« sa jeunesse lui faisait croire que c’était une fille […] ») en déchiffrant les signes qu’ils laissent transparaître, alors que dans le second les personnages se reconnaissent immédiatement de façon certaine (effet de leur réputation) ; à la dimension relativement statique qui prédomine dans la première scène répond le grand cinétisme de la danse, dont on ne sait d’ailleurs rien et dont on peut se demander de quel type elle est (le rythme du récit et les enjambements ou sauts de M. de Nemours pour « pass[er] par-dessus quelque siège », laissent imaginer une volte – une danse très en vogue au XVIe siècle et qui connut un grand succès à la cour d’Henri II – susceptible de frapper d’étonnement les convives : « ils trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître ») ; enfin, la distance qui régnait entre les corps de Mlle de Chartres et M. de Clèves se voit ici abolie. 

          Nous ferons l’hypothèse que le spectaculaire est en fait subordonné à une esthétique de la chorégraphie et de la musique, qui porte en elle une dimension à la fois poétique (travail de la brisure, du silence, du rythme, de l’écho) et morale (érotisme diffus, sensualisme, entremêlement de l’intime et du public) susceptible d’interroger les lecteurs et les lectrices du XVIIe siècle sur les prémices de la passion.     

          Du début du texte à la ligne 10 (« […] le roi lui cria de prendre celui qui arrivait »), l’arrivée du personnage de M. de Nemours bouleverse l’harmonie du bal : la danse laisse place à l’agitation de la foule, l’entrée du personnage est médiatisée par le « bruit » (l. 6) de la foule et le « cri » (l.10) du roi. Puis, jusqu’à la ligne 24 (« il ne put s’empêcher de donner des marques de son admiration »), Mme de Lafayette ménage un silence : en même temps que la scène de reconnaissance se déroule, les mouvements chorégraphiés des personnages font glisser le lecteur vers la danse. Enfin, de la ligne 24 à la fin du texte (« […] danser ensemble sans se connaître »), la danse des amants naissants fait l’objet d’un commentaire sonore émanant du public courtisan, le « murmure » (l. 25), véritable sotto voce « de louanges ».

                                                                                                                              ***

          Dès le début du texte, un jeu d’échos et de renversements semble prévaloir à la construction de la scène. Si parler d’ironie semble problématique pour un roman dont la critique a si peu souligné les éléments de comique (Timothy Scanlan, plus récemment Constant Venesoen, ont tout de même proposé des analyses intéressantes à ce sujet), on peut néanmoins s’interroger sur le fait que Mme de Lafayette consacre un passage assez développé aux fiançailles du duc Charles III de Lorraine et de la deuxième fille du roi, Claude de France, alors que le mariage du personnage éponyme et de M. de Clèves fait l’objet d’une ellipse narrative : « ce mariage s’acheva » (p. 69), écrit laconiquement Mme de Lafayette, comme pour souligner avec quelque sourire qu’il s’est, d’une certaine façon, terminé avant d’avoir commencé. 

          En outre, une subtile ironie semble colorer le début du texte, lorsqu’il est fait mention de l’action de « se parer » pour le bal : chez le joaillier, Mlle de Chartes choisissait des « pierreries » (pour paraître lors des grandes célébrations de la cour), tandis que lors de sa rencontre avec M. de Nemours, elle en porte sur elle (on pourrait même supposer qu’il s’agisse de celles qu’elle avait choisies à l’occasion de sa rencontre avec M. de Nemours). A l’infinitif de progrédience qui marque le début de la scène « chez [l’]Italien » (« […] elle alla pour assortir des pierreries […] », p. 55) répond l’infinitif de progrédience de l’apodose à la ligne 2 (« […] pour se trouver le soir au bal ») : les deux syntagmes prépositionnels comportent le même nombre de syllabes (huit), et tous deux traduisent l’orientation d’une volonté vers un but précis, paraître avec éclat dans le monde, mais le premier est tendu vers le général alors que le second l’est vers le particulier (il s’agit d’un bal spécifique, comme en témoigne l’emploi de l’article défini anaphorique le dans au bal). D’ailleurs, les deux segments de la phrase nous font subtilement passer de la sphère privée et intime (« à se parer », où le pronom réfléchi se indique une action de soi à soi) à la sphère publique (on glisse des « fiançailles » au « bal », et du « bal » au « festin royal », dans un effet d’assonance relative, [ay]/[al]), dont la mention du « festin royal » et du « Louvre » suffit à souligner le lustre et la magnificence. 

          Un jeu de polyptote permet à Mme de Lafayette de faire une transition entre cette première phrase et la seconde, où le verbe ventif arriva nous projette directement sur les lieux des fiançailles : en effet, si le verbe pronominal se parer, employé avec le pronom à pour former un complément circonstanciel, montrait un processus en cours d’effectuation, le nom commun parure, associé au démonstratif sa, nous laisse apercevoir le résultat, qui suscite une « admira[tion] » unanime (soulignée par l’emploi de la non-personne on, qui ramène l’éblouissement à une masse indéfinie dans laquelle le lecteur peut se fondre aisément). Cette admiration (qui porte d’ailleurs en elle le sème du regard) provient de ce que Mme de Clèves incarne l’harmonie et la magnificence, comme le montre le zeugme sa beauté et sa parure, où le premier terme est – d’après l’analyse de Kleiber sur l’ontologie référentielle – syncatégorématique (c’est-à-dire référentiellement dépendant, impliquant une entité support), et le second catégorématique (c’est-à-dire référentiellement autonome) ; l’abstrait et le concret sont mis sur le même plan syntaxique et font du personnage, à l’instar de M. de Nemours, tout à la fois un « chef-d’œuvre de la nature » (p. 49) et un être supérieurement distingué. 

          « Le bal commenc[e] » (l. 4) alors, sans doute par le traditionnel « bransle » du roi et de la reine, et le narrateur introduit progressivement le personnage de M. de Nemours : son arrivée fait l’objet d’un véritable événement (au sens fort de l’eventus, de ce qui arrive et qui rompt la trame du réel), dramatisée par le jeu des temps de l’indicatif. L’imparfait dansait, utilisé comme élément cadratif (« comme elle dansait avec monsieur de Guise ») au sein de la protase, est contrebalancé par le passé simple se fit de l’apodose, d’aspect inaccompli et global, qui introduit une rupture au sein de la temporalité du bal. Nous faisons l’hypothèse que cette entrée du personnage, médiatisée par le « bruit » – terme qui traduit tout aussi bien le brouhaha effervescent que la grande renommée – symbolise le bouleversement d’une passion qui s’apprête à naître : à la mesure sentimentale que Mme de Chartes avait conseillé à sa fille d’observer en tout lieu, répond le « bruit » chaotique, mesure déréglée ; à ce que l’on connaît et sur quoi l’on a prise (son histoire avec monsieur de Guise, courtisan avec qui elle danse, et qui était le principal rival de monsieur de Clèves) succède l’inconnu et l’indéterminé (le personnage de monsieur de Nemours est doublement mis à distance, par la conjonction comme, marquant l’incertitude, et le pronom indéfini quelqu’un). 

          La passion est en effet toujours d’abord quelque chose dont on souffre, que l’on subit (patior) ; il renvoie à un eventus qui surprend et bouleverse l’horizon d’attente. Les heptasyllabes internes (vers la porte de la salle, / comme de quelqu’un qui entrait, / et à qui on faisait place) rythment cette entrée et cette avancée de façon ambiguë : les vers de sept syllabes étaient peu fréquents au XVIIe siècle, excepté dans l’ode et le cantique, deux formes poétiques liées au lyrisme, et donc à la musique ; en revanche, ils l’étaient bien plus au XVIe siècle, notamment sous la plume des poètes de La Pléiade, que Mme de Lafayette avait lus attentivement et qu’elle appréciait (Ronsard, notamment). Les vers de sept syllabes étaient employés pour le sentiment d’ « harmonie » qu’ils généraient (Richelet),  pour évoquer par exemple la reverdie (métaphore de la renaissance de l’amour et des sentiments), mais aussi des choses plus funestes. On pourrait donc voir dans cette isocolie 7/7/7 un symbole discret tout à la fois d’une forme d’harmonie renaissante (l’union de monsieur de Nemours et Mme de Clèves serait bonne par nature, tous deux s’aimant d’une violente passion), et de claudication incertaine et périlleuse des deux amants (leur union est moralement répréhensible aux yeux du mariage et de la cour).

          Les jeux des temps (imparfait / passé simple) se répètent dans la phrase qui suit : « Madame de Clèves acheva de danser et, pendant qu’elle cherchait des yeux quelqu’un qu’elle avait dessein de prendre, le roi lui cria de prendre celui qui arrivait » (l. 7-10), comme si la projection de l’événement était à double détente. Peut-être par ironie, le « quelqu’un qu’elle avait dessein de prendre » est remplacé par ce premier « quelqu’un » (monsieur de Nemours), dont il était fait mention aux lignes 6 et 7. Une nouvelle fois, les deux régimes de la danse (celle que l’on maîtrise, où l’on est sujet actif, et celle où l’on ne domine plus la situation), servent sans doute à préfigurer la naissance de la passion : le personnage éponyme passe de sujet (« elle cherchait des yeux […] ») à complément d’objet indirect (« lui cria ») ; le premier infinitif prendre est tout entier subordonné à la volonté (« avait dessein de prendre »), le second procède d’un ordre royal (« lui cria de prendre ») ; ce qui s’offre à la vue (« cherchait des yeux ») est éclipsé par un « quelqu’un » dont la seule présence n’était dessinée que par les réactions sonores qu’il suscitait, mais qui à présent « arriv[e] », et qu’il faut « prendre ». 

          Le rôle du personnage du roi mérite d’ailleurs ici un commentaire : au XVIe siècle, le couple royal tient une place extrêmement importante dans la tenue de ce genre de célébrations. Ce sont eux qui ouvrent le bal (le bransle), et c’est le roi qui décide de l’ordre de préséance. Son autorité s’exerce à plein, et lui et la reine constituent les agents d’une harmonie cosmique (à la fois politique et esthétique). Ces réflexions, nourries d’un néoplatonisme très en vogue à la cour de Catherine de Médicis et rendues accessibles par Marsile Ficin à la fin du XVe siècle, font de la poésie et de la musique un moyen d’agencement du monde et des êtres. On comprend mieux ce « cri » (l. 10), qui brise le « bruit » pour rétablir l’harmonie et la mesure ; il constitue le segno par lequel la musique et la danse reprennent. Cette injonction à la danse, prononcée fortissimo pour couvrir le « bruit » ambiant), va se transmuer en injonction du cœur (le fameux « coup de foudre »…) par un transfert du politique à l’intime. L’eventus devient adventus, l’événement devient aventure

                                                                                                                              *

          Cette aventure (naissance de la passion) commence par une scène de reconnaissance qui se déploie de la ligne 10 à la ligne 24, au cours de laquelle il n’est plus fait mention du son, mais où les effets de parallélismes et les jeux d’écho font se réfléchir les deux amants de façon harmonieuse. Du reste, la dimension chorégraphique prend davantage d’importance et prépare le moment de la danse, à la fin du texte : Mme de Clèves « se tourn[e] » (l. 10) et aperçoit monsieur de Nemours. Cette volte-face est peut-être une préfiguration de la danse à venir, car l’on sait que les danses du XVIe siècle, notamment la volte, introduite et popularisée à la cour d’Henri II, répétaient à l’envi ce mouvement circulaire du corps. Mais ce verbe pronominal a une résonnance particulière dans l’esprit du XVIIe siècle : se tourner, c’est dans un contexte psychologique avoir l’âme agitée, avoir l’esprit soudainement troublé par un élément extérieur. 

          Le lecteur embrasse le point de vue du personnage éponyme, qui « v[o]it un homme qu’elle cr[oi] d’abord ne pouvoir être que monsieur de Nemours, qui pass[e] par-dessus quelque siège pour arriver où l’on dans[e] » (l. 11-13). En une phrase, et par un parallélisme syntaxique, Mme de Lafayette fait s’entremêler subjectivité et objectivité : la première proposition subordonnée relative (essentielle) pose l’antécédent (« un homme ») comme objet de perception (« elle crut d’abord »), alors que la seconde proposition subordonnée (explicative) pose l’antécédent comme objet clairement identifié (« monsieur de Nemours ») et sert à introduire les actions de ce dernier (« [il] passait par-dessus quelque siège ») ; à la reconnaissance, processus de pensée individuel, succède le mouvement corporel du sujet reconnu et identifié de façon certaine. C’est que cette reconnaissance ne soufre nullement le doute, comme le montre la tournure exceptive neque… : en effet, on apprend avant notre texte que « [madame de Clèves] avait ouï parler de ce prince à tout le monde comme de ce qu’il y avait de mieux fait et de plus agréable à la Cour » (p. 71). Le fait que le personnage identifie immédiatement le « prince » comme étant monsieur de Nemours permet à l’auteur de réinsister, en creux, sur ses caractéristiques physiques proprement exceptionnelles. 

          Cette aura (mot dont l’étymologie renvoie au domaine aérien) est soulignée par le flou du récit, comme en témoignent le terme passer (l’essentiel du contenu prédicatif est d’ailleurs porté par la seule locution adverbiale au-dessus, ce qui suggère que l’accent est mis sur la direction plus que sur l’action en tant que telle), et l’adjectif indéfini quelque. L’estompage offre au lecteur une vision teintée d’un onirisme discret, donnant l’impression que le personnage de monsieur de Nemours vole jusqu’à l’endroit « où l’on dansait ». En réalité, c’est peut-être une manière de réinsister sur son « adresse extraordinaire » (p. 49) et de faire de cette acrobatie (enjambement ? bond ?) une préfiguration chorégraphique de la danse, de l’initiative dont le prince va jouir dans la suite du roman (il va d’une certaine façon mener le jeu, que l’on songe à la scène du portrait volé ou à la scène de l’aveu), de sa réputation d’amant volage, et des périls de la passion qui le guettent. On peut par ailleurs s’interroger sur l’obstacle au-dessus duquel il passe : le « siège ». Ce dernier est d’abord un élément propre au contexte des fiançailles : la danse succède au « festin royal », et il était d’usage de pousser tables et chaises de la salle pour laisser place au bal. Sous la plume d’une précieuse, le mot siège renvoie aussi au « siège des sentiments » : en passant au-dessus de cet objet, qui marque une frontière avec l’espace de la danse, c’est comme s’il se rendait maître du cœur de la princesse. 

          L’instance auctoriale expose ensuite un jugement général sur un mode impersonnel (« il était difficile de n’être pas surprise ») : on passe du point de vue réel de madame de Clèves au point de vue des femmes en général (l’attribut du sujet est au féminin : surprise), ce qui fait rayonner la beauté de monsieur de Nemours au-delà de la simple perception individuelle. On décèle d’ailleurs aisément dans la tournure de phrase un euphémisme (il était difficile = il était impossible) qui confine à l’adynaton. L’apparition du personnage (dont on peut dire qu’elle constitue une forme d’épiphanie) fait se réfléchir sa beauté surnaturelle et la ramène à une reconnaissance universelle. Le terme surprise est d’ailleurs extrêmement fort : il renvoie à une sorte de ravissement. Un jeu d’écho fait en sus alterner le verbe prendre (où madame de Clèves est maîtresse du jeu dans le cadre de la danse, l. 9) à l’adjectif surprise (où le personnage est, d’une certaine façon, passif). Plus concrètement, être surprise signifie que l’on manifeste la surprise par des signes : la rougeur, notamment. D’autres effets de reprise (comme un thème musical) contribuent à animer le mouvement de la scène : ce prince était fait d’une sorte (l. 14) reprend le lui avait dépeint d’une sorte (p. 71), le polyptote voir / vu, l’évocation de la parure est récupérée (se parer, l. 1 / se parer, l. 16) pour mettre en regard la magnificence deux personnages. La beauté de monsieur de Nemours fait aussi l’objet d’une surenchère d’ordre contextuel (surtout ce soir-là, l. 16, avec l’emploi de l’adverbe surtout) et esthétique : « augmentait encore l’air brillant qui était dans sa personne » (l. 17-18), avec l’emploi de l’adverbe encore. Cet « air brillant », qui fait se superposer le spectaculaire (monsieur de Nemours a une beauté qui irradie comme le soleil) et le spirituel (il a une beauté charismatique qui frappe les cœurs), est peut-être un premier indice de la musique qui s’apprête à lier les deux personnages (air est un terme musical). 

          Aussi le paradigme spéculaire se déploie-t-il pleinement : « mais il était difficile aussi de voir madame de Clèves pour la première fois sans avoir un grand étonnement » (l. 18-20). Ici, la phrase offre un contrepoint parfait à celle qui précède, et l’on passe de la « surprise » que suscite la vue du prince sur les courtisanes à « l’étonnement » que provoque la princesse sur les hommes de cour. Le terme d’étonnement est très fort au XVIIe siècle : il renvoie à une puissante surprise générée par un événement extraordinaire ; étymologiquement, il renvoie d’ailleurs au verbe adtonare qui signifie : « frapper de la foudre » (attention, l’expression « coup de foudre », à laquelle on serait tenté de penser ici, date du XVIIIe siècle…). On peut penser que ce « grand étonnement » agit à la manière d’une didascalie interne, suggérant la pétrification momentanée du duc de Nemours : aux mouvements amples et rapides qui caractérisent le début du texte, succède le figement fugace des protagonistes avant le début de la danse. 

          Cette perte de contrôle du corps atteint son point d’acmé dans la phrase suivante, où l’on apprend que « Monsieur de Nemours fut tellement surpris de sa beauté que, lorsqu’il fut proche d’elle, et qu’elle lui fit la révérence, il ne put s’empêcher de donner des marques de son admiration » (l. 21-24). La diathèse passive s’exprime dans le verbe au passé simple fut […] surpris et l’incapacité à maîtriser ses réactions dans la négation du verbe pronominal ne put s’empêcher (il faut faire une interprétation purement réflexive de cette construction pronominale [il ne put empêcher lui-même] ; le pouvoir du sujet sur l’action d’ « empêcher » est niée) ; la protase comme l’apodose sont saturés par la surprise de monsieur de Nemours et par son incapacité à rester maître de son image. D’ailleurs, le narrateur insiste en creux sur la présence de la foule alentour en jouant sur la valence verbale du verbe donner : il s’agit d’un verbe trivalent (quelqu’un donne quelque chose à quelqu’un), mais ici, le complément d’objet indirect est omis, tant et si bien que les marques sont données dans la sphère de l’intime à la princesse, mais le sont également dans la sphère publique à l’ensemble de la cour. C’est là probablement une façon de signaler l’intrication problématique du privé et du social au sein d’une passion amoureuse moralement douteuse. La « révérence » (mouvement chorégraphié par excellence, en ce qu’il fait jouer le corps et le vêtement [les femmes tiennent leur robe en opérant une génuflexion]) de Mlle de Chartres conditionne la manifestation du paradigme spéculaire (la rougeur est obligatoirement l’une des manifestations suggérées par le syntagme marques de son admiration, et l’ « admiration » est étymologiquement liée au regard). Toujours est-il que la suite de la scène se donne à lire comme un spectacle donné par les deux personnages à la foule courtisane…

                                                                                                                            *

          Mais ce spectacle est une nouvelle fois médiatisé par les réactions sonores de ceux qui y assistent : « Quand ils commencèrent à danser, il s’éleva dans la salle un murmure de louanges » (l. 24-26). Cette phrase est un écho au « grand bruit » qui « se fit […] vers la porte de la salle » (l. 5) lors de l’entrée de monsieur de Nemours dans la salle de bal. L’inchoation du procès, clairement soulignée par la périphrase verbale commencèrent à, suscite l’émission d’un son qui n’est non plus un « bruit » inarticulé, mais un « murmure de louanges », qui ne relève plus de l’éclat mais du feutré. La danse transforme l’inarticulé en langage, la clameur en paroles – le « bruit », son désuni et non-adressé, se transmue grâce à la danse en un unisson tendu vers l’objet des « louanges ». D’ailleurs, la probable origine onomatopéique du mot murmure prend tout son sens ici : la syllabe [müR] se réduplique, comme si les louanges s’engendraient mutuellement en harmonie au sein de la foule courtisane. Il s’agit du reste d’un hapax au sein du roman : murmure n’est employé qu’une seule fois, preuve sans doute que Madame de Lafayette l’a scrupuleusement sélectionné. 

          Deux régimes sonores radicalement différents se sont donc succédés, bien que tous deux procédaient d’une forme d’autonomisation : d’une part, le pronom réfléchi se dans se fit et s’éleva a un fonctionnement « autocausatif » (autrement dit, l’interprétation réflexive ou réciproque est impossible, et « le référent du sujet est conçu comme le site de l’activité dénotée par le verbe » (GMF)) ; d’autre part, la construction impersonnelle il se fit / il s’éleva nous empêche par nature de penser un véritable référent sujet. D’où la configuration syntaxique suivante : la construction autocausative renvoie à un « procès verbal tout entier confiné dans la sphère du sujet » (GMF), mais ce sujet est référentiellement vide. Cela donne au procès une forme d’autonomie, nimbe la scène d’un voile d’irréel où le siège-même de l’émission du bruit ou des louanges semble s’effacer au profit d’une pure présence sonore. Mais dans le second cas, au moment de la danse, ce son « s’élève », élargit le cadre privilégié de la naissance de la passion à l’ensemble de « la salle », et confère à la scène une dimension spirituelle, d’autant qu’il s’agit de « louanges » (le sens religieux de ce terme est très présent au XVIIe siècle).

          Aussi le spectacle renvoie-t-il chaque spectateur à lui-même et à ses propres pensées : « Le roi et les reines se souvinrent qu’ils ne s’étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître » (l. 26-28). Le narrateur opère ici un recentrement sur les personnages du « roi » et des « reines » : le « roi » avait été (l. 10) l’opérateur diégétique de l’initiation de la danse des deux futurs amants, il est à présent, avec les « reines », le spectateur stupéfait d’une harmonie des corps ayant un caractère « singulier ». C’est que monsieur de Nemours et Mlle de Chartes « danse[nt] ensemble sans se connaître » : cette réalisation, qui procède d’un « souv[enir] », prend dans le texte la forme d’une harmonie phonique assez remarquable, puisque les phonème [s] et [ã] (dãsẹ/ãsãble̥//sœ̣/kọnętre̥) saturent la formulation du prodige, et s’articulent parfaitement les uns aux autres dans un effet de rimes internes croisées (ãs/ãsã/sã/s). En réalité, cette présence accrue de la sifflante [s], qu’on se gardera de surinterpréter, s’explique simplement : la « danse », considérée de l’extérieur, apparaît comme un procès partagé, et le pronom réfléchi d’interprétation réciproque fait son apparition (ne s’étaient jamais vus = A n’a jamais vu B qui n’a jamais vu A ; sans se connaître = A n’a jamais connu B qui n’a jamais connu A), de même que l’adverbe ensemble. L’unité des deux personnages est complète (d’ailleurs, le pronom pluriel ils fait son apparition au début de la troisième section du texte) et se donne à lire par le prisme d’une danse étonnamment parfaite comme un petit miracle. 

                                                                                                                                   ***

          « Cette page de La Princesse de Clèves est déterminante dans l’économie du roman en ce qu’elle fait s’entrechoquer pour la première fois, aux yeux de tous, l’éthique courtoise du beau (l’union de madame de Clèves et de monsieur de Nemours, tous deux de véritables « chef[s]-d’œuvre de la nature » semblerait consacrer un triomphe de l’harmonie et de la beauté) et l’éthique courtoise du bien (les serments du mariage lient indéfectiblement le personnage éponyme à monsieur de Clèves). Cette rencontre soudaine de valeurs antagonistes – qui constitue le nœud de la passion – prend la forme tout à la fois d’un corps-à-corps muet et d’une reconnaissance mutuelle (Thoinot Arbot ne parlait-il pas de la musique comme d’une « rhétorique muette », dans son Orchésographie de 1589 ?). Deux modèles semblent alors s’affronter : le spectaculaire (le motif du theatrum mundi connaît un grand succès au XVIIe siècle) et le chorégraphique (le son et le mouvement structurent le texte de façon remarquable), dessinant peut-être une nouvelle façon d’interroger la naissance de la passion (cette dernière est une force qui « entraîne » la princesse « malgré [elle] », p. 157 ; la danse annonce les « pas si dangereux » [p. 177] et les « faux pas » [p. 179] qui guettent le personnage éponyme). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le jansénisme condamnait la danse et faisait l’apologie du cloître… 

          Peut-être peut-on voir dans cette subordination du regard au mouvement, du théâtre à la danse et au son la volonté de Mme de Lafayette de réfléchir, dans la lignée des considérations de la Renaissance sur la notion de paragone (concurrence de la peinture et de la sculpture), à une nouvelle alliance des arts, toujours axiologiquement et esthétiquement investis. »